Réflexions (3) – Que faire d'une chanson de geste ?
Avec beaucoup de prudence et d'humilité, je voudrais ici prolonger certaines remarques formulées dans le billet de mercredi dernier. Plus précisément m'interroger sur ce que la chanson de geste apporte à l'historien du Moyen Age, sur l'usage qu'il peut légitimement en faire dans ses recherches. Une interrogation fort complexe, sans réponse toute faite, on s'en doute.
Scène de combat (XIIème siècle ; Metz, musée de la Cour d'Or)
(photo P.S.)
Je crois qu'il est impératif, au préalable, de savoir de quoi on parle exactement. Wikipedia définit la chanson de geste comme « un récit versifié … relatant des exploits guerriers appartenant, le plus souvent, au passé ». Les origines du genre littéraire demeurent incertaines. Selon George F. Jones (1), elles sont à rechercher dans l'épopée germanique empreinte de valeurs païennes et exaltant la démesure, et l'orgueil, du (des) héros. Démesuré et orgueilleux, Renaud l'est assurément ! Mais ''païen'' , certainement pas, même si la nature, une nature quasi charnelle, l'accompagne ''physiquement'' dans ses exploits ; sa fin tragique lui ouvre les portes de la rédemption, et en aucun cas de la conversion ! Car la chanson de geste demeure profondément ancrée dans l'univers chrétien, non pas le post-médiéval, mais celui des hommes du Moyen Age... La « Chanson de Roland » constitue d'ailleurs aux yeux de Jean-Charles Payen (2) , in fine, comme un plaidoyer littéraire en faveur de la Reconquête.
Et n'oublions pas que cet univers intègre sans hésitation tout ce qui relève à nos yeux du merveilleux, du fantastique, sans que ces croyances ne soulèvent vraiment de conflits avec l'Eglise. A. Guerreau-Jalabert (3) a avancé l'hypothèse que que les fées, contrairement à ce que l'on pourrait croire a priori, s'inscrivent dans l'univers chrétien – certaines ne vont-elles pas à la messe ? Et l'Eglise ne s'en préoccupe guère parce que toute ces créatures sont confinées dans l'ordre du discours, de la création littéraire/artistique et ne font pas l'objet d'une mise en œuvre rituelle. Alors que le paganisme, lui, présuppose une forme de communication potentielle active, plus ou moins ritualisée, avec les ''forces (les esprits) de la nature'' ; ce qui constitue, cette fois, une dérive païenne exposée à la condamnation ecclésiastique :au début du XIe siècle, l'évêque Burchard de Worms rejette sans appel celles et ceux qui invoquent « les esprits féminins des bois ». Ce n'est pas la même chose !
En réalité, les premières chansons de geste, dont, sans doute, la « Chanson de Roland », fonctionnent très bien sans l'introduction plus tardive d'éléments merveilleux ou fantastiques, probablement sous l'influence de la ''matière de Bretagne'', favorisée par les Plantagenets – les tombeaux du roi Arthur et de la reine Guenièvre sont fortuitement découverts en 1191, c'est-à-dire sous le règne de Richard Coeur de Lion … Dans les versions les plus anciennes de « Renaud de Montauban », Maugis apparaît d'abord comme un guerrier redoutable, de surcroît instruit et (conséquence?) doté de capacités « enchanteresses » et facétieuses ; c'est un ''larron'', au sens premier du terme, rappelle Ph. Verelst (4)
Et que faire du ''cheval-faé'' Bayart, « l'un des plus beaux fleurons » du bestiaire magique médiéval, aux yeux du grand historien Robert Delort ? Accordons lui sans hésitation une place particulière dans cet imaginaire médiéval si déroutant , aux côtés de la sirène, du dragon, du basilic ...Autant de créatures bien ''réelles'' bien que très rarement … visibles (!). Un imaginaire dont on s'est très longtemps gaussé, et qui imprègne pourtant un folklore aux strates multiples, au moins médiévales, et parfois bien plus profondes encore. Etudiant le cycle des Narbonnais, Joël H. Grisward (5) a soutenu non sans pertinence que cet ensemble de chansons autour d'Aymeri de Narbonne ou de Guillaume d'Orange, plongeait ses racines dans le plus ancien passé ''indo-européen'' partagé par l'Iran et l'Inde, structuré notamment par la vieille idéologie des trois fonctions (prêtres, guerriers, éleveurs-agriculteurs) chère à Georges Dumézil.
On le voit, la question est passionnante. Je la prolongerai dans le billet prochain en m'interrogeant sur la ''réalité'' historique des personnages, des faits et de la géographie de ces chansons de geste.
(1) Précision de Jean-Charles Payen (voir note suivante, p.131)
(2) Le Moyen Age. I – Des origines à 1300, Arthaud (Littérature française), 1970 – un manuel ancien, certes, mais d'une grande richesse.
(3) « Fées et chevalerie. Observations sur le sens social d'un thème dit merveilleux, Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Age, XXe Congrès de la S.H.M.E.S.P. (Orléans, juin 1994), Publications de la Sorbonnne, 1995, p.133-150
(4) « Mais qui est donc Maugis ? », Maugis, n°75, p.68-84
(5) Archéologie de l'épopée médiévale, Payot, 1981